Le premier ministre canadien, Justin Trudeau, a récemment convoqué les patrons des grandes chaînes d’épiceries pour « stabiliser les prix » des aliments. Au terme de la rencontre et comme prévu, le ministre de l’Industrie, François-Philippe Champagne, leur a demandé de présenter un plan d’ici l’Action de grâce, sous peine de mesures fiscales.
L’Union des producteurs agricoles (UPA) et le Conseil de la transformation alimentaire du Québec ont rapidement insisté sur le fait que la discussion n’aboutirait pas à des solutions porteuses si la pression financière subie par les deux premiers maillons de la chaîne alimentaire n’était pas rapidement prise en compte. L’inflation, les taux d’intérêt et la pénurie de main-d’œuvre frappent plus durement les producteurs agricoles et les transformateurs alimentaires que d’autres acteurs économiques. Les coûts de production sont trois fois plus élevés qu’auparavant, l’endettement atteint un niveau sans précédent et les marges, tant du côté agricole que du côté de la transformation, ont fondu comme neige au soleil ces deux dernières années.
Les épiceries, de leur côté, continuent de cumuler des profits records depuis la pandémie. Entre 2020 et 2022, elles ont doublé leur marge de profit et encaissé plus de 3,6 G$ de bénéfices supplémentaires, selon l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques. Il était donc très malaisant (quoique prévisible) de les entendre blâmer encore une fois leurs fournisseurs. Cet argument, utilisé ad nauseam devant le Bureau de la concurrence du Canada et la Commission permanente de l’agriculture et de l’agroalimentaire l’an dernier, est de mauvais augure. Tout comme les références malhabiles de certains chroniqueurs à la gestion de l’offre. À titre d’exemple, dans un yogourt vendu 5 $ à l’épicerie, le producteur de lait ne reçoit que 14 % du prix payé par les consommateurs, alors que 86 % vont au transformateur et au détaillant. L’impact et les fluctuations du prix de la matière première ont donc peu d’influence sur le prix au détail.
Les producteurs agricoles et les transformateurs alimentaires savent à quel point la position dominante des grandes chaînes leur permet d’imposer des frais exorbitants, de dicter arbitrairement les conditions de mise en marché des aliments et de refuser tout partage des frais additionnels encourus par le contexte économique défavorable. Rappelons que c’est l’UPA qui, dès septembre 2020, a demandé au Bureau de la concurrence d’enquêter sur la baisse simultanée des prix payés aux fournisseurs de Walmart et de United Grocers inc. Ajoutons que c’est en raison de tels comportements que tous les ministres canadiens de l’Agriculture ont convenu qu’un code de conduite entre détaillants et fournisseurs était nécessaire, même si le projet envisagé ne va pas aussi loin que nous l’aurions souhaité.
Les producteurs et transformateurs canadiens ne sont pas les seuls à vivre de telles situations. Les épiciers franchisés constatent eux aussi des lacunes au regard de leur marge de manœuvre. Par ailleurs, les enquêtes sur la concurrence dans le secteur agroalimentaire se multiplient partout dans le monde. Aux États-Unis, le Bureau de la concurrence réalise depuis 2021 une enquête pour clarifier les conditions du marché et les pratiques commerciales d’une dizaine de grands groupes de distribution. Du côté de la France, l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires a pour mission d’analyser les prix et les marges de chaque maillon de la chaîne alimentaire. Cette recherche d’équité et de transparence est à l’avantage non seulement des fournisseurs, mais aussi des consommateurs.
Il est clair que le plan à venir des cinq grandes chaînes canadiennes (qui contrôlent 80 % du marché) pour diminuer le prix des aliments risque de pénaliser encore plus les producteurs agricoles et les transformateurs alimentaires. À cet égard, des échanges sont en cours avec le ministre Champagne. Ce dernier doit prioritairement militer en faveur d’un soutien accru pour les deux premiers maillons de la chaîne alimentaire, dont la pérennité est de plus en plus menacée. Des solutions concrètes existent à cet égard. Il doit aussi inclure ces deux maillons à la discussion, s’il ne souhaite pas simplement répéter l’exercice déjà mené en commission parlementaire l’an dernier.
M. Champagne doit finalement demander aux grandes chaînes d’expliquer en détail comment ils entendent diminuer le prix de leurs produits sans nuire davantage à la rentabilité de leurs fournisseurs. Cette exigence est impérative si l’on souhaite préserver l’avenir des producteurs agricoles et des transformateurs alimentaires du pays.